Un deal qui contourne l’économie numérique
L’accord commercial UE-États-Unis du 27 juillet 2025, qui instaure un tarif douanier de 15% sur les exportations industrielles européennes, a ceci de particulier qu’il laisse délibérément de côté le secteur du logiciel. Une absence qui n’est pas le fruit d’une concession négociée, mais le simple reflet d’un décalage réglementaire : les règles commerciales actuelles peinent encore à appréhender les flux numériques.
Les chiffres de l’IDC (2024) illustrent cette singularité : 89% des logiciels utilisés en Europe transitent désormais par le cloud, échappant ainsi mécaniquement à toute taxation douanière. Les 11% restants, distribués sur supports physiques, constituent une exception théoriquement soumise aux nouveaux droits de douane – une brèche minuscule, mais révélatrice des incohérences d’un système conçu pour l’économie matérielle.
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L’accord, salué à Washington comme une victoire commerciale, divise toujours les capitales européennes. Tandis que Rome y voit un « compromis réaliste » , Paris dénonce un « jour sombre pour l’Europe », dénonçant une asymétrie persistante dans les relations transatlantiques.
Pourtant, ce débat passionné sur les biens matériels occulte une question tout aussi cruciale : dans cette nouvelle donne commerciale, quelle place réelle pour la souveraineté numérique européenne ?
Stabilité immédiate, vulnérabilité structurelle
L’accord commercial apporte une bouffée d’oxygène aux entreprises européennes, mais ne résout en rien leur dépendance technologique chronique. À court terme, le soulagement est palpable :
- Pas de hausse de prix pour les solutions SaaS (Microsoft 365, Salesforce, etc.)
- Aucune formalité douanière supplémentaire à anticiper
Pourtant, derrière ce répit se cache une réalité plus inquiétante. Selon Synergy Research (2025), les trois géants américains – AWS, Azure et Google – contrôlent toujours 72% du marché cloud européen. Plus troublant encore : même les éditeurs qui se présentent comme “souverains” reposent souvent, en coulisses, sur ces mêmes infrastructures américaines.
L’accord passe ainsi à côté des véritables enjeux numériques :
✓ L’absence de cadre contraignant sur la localisation des données sensibles
✓ Le manque de standards européens pour la portabilité des solutions
✓ L’asymétrie persistante dans l’accès aux marchés publics
En exemptant les logiciels, les négociateurs ont peut-être cru faire un cadeau à l’Europe numérique. En réalité, ils ont simplement reporté l’échéance d’un débat indispensable sur notre souveraineté technologique.
L’export, ce défi qui persiste
Si l’accord commercial a fait couler beaucoup d’encre, il ne résout en rien le paradoxe fondamental des éditeurs européens de logiciels. Pour ces acteurs, l’absence de droits de douane change peu la donne face aux obstacles structurels qui entravent leur expansion internationale.
Le cabinet Atos (2024) rappelle une réalité implacable : seuls 12% des éditeurs européens parviennent à exporter hors de l’UE. Un chiffre qui en dit long sur les barrières invisibles qui subsistent.
La conquête du marché américain, graal pourtant convoité, obéit à des règles implacables :
- Nécessité d’une implantation locale, comme l’a montré OVHcloud avec ses trois data centers aux États-Unis
- Révision tarifaire inévitable (+30% en moyenne pour absorber les coûts d’installation)
L’exemple de Mirakl, la licorne française des marketplaces B2B, est particulièrement éclairant : l’entreprise a dû tripler ses effectifs nord-américains et adapter son modèle avant de séduire les grands retailers US.
Au final, ces défis persistent bien au-delà des discussions tarifaires, révélant une vérité plus profonde : sans véritable stratégie européenne d’accompagnement à l’export, les éditeurs de logiciels continueront de jouer en division inférieure sur la scène internationale.
Ce que l’Europe devrait peut-être reconsidérer
Plusieurs enjeux mériteraient d’être placés plus haut dans l’agenda des futures négociations commerciales, même si leur inclusion reste incertaine :
1. Les répercussions indirectes de la guerre technologique USA-Chine
Les restrictions américaines sur l’export de puces avancées (comme les Nvidia H100) pourraient, à terme, affecter certaines startups européennes spécialisées en IA, bien que l’impact exact reste difficile à quantifier.
2. Les défis d’application du Digital Markets Act
Si le DMA vise à ouvrir les plateformes dominantes, son déploiement soulève des questions : le manque de fonds dédiés pourrait limiter la capacité des éditeurs européens à en tirer pleinement profit.
3. Un écart d’investissement qui persiste
Avec seulement 0,8% de son PIB consacré au numérique (contre 2,1% aux États-Unis selon la Commission UE, 2025), l’Europe semble à la traîne. Des initiatives comme Gaia-X (4Mds€) paraissent modestes comparées aux programmes américains type CHIPS Act (60Mds$ annuels), même si leur portée réelle demande encore à être évaluée.
Conclusion : Vers une souveraineté numérique à construire
Trente ans après le traité de Maastricht, le constat s’impose : l’Union européenne peine toujours à transformer son intégration politique en puissance technologique réelle. L’accord commercial avec les États-Unis, comme tant d’autres avant lui, préserve les équilibres à court terme sans régler les faiblesses structurelles.
Les paradoxes sont criants :
- Un marché unique trop fragmenté pour faire émerger des champions à la mesure du continent
- Des investissements dispersion qui peinent à rivaliser avec les plans massifs américains ou chinois
- Une régulation ambitieuse (DMA, DSA) mais peu accompagnée de moyens industriels
Thierry Breton, ex commissaire européen au Marché intérieur, le reconnaissait lui-même : “Nous avons construit le cadre réglementaire le plus avancé au monde. Il nous manque maintenant l’étape décisive : en faire un levier pour la puissance économique”.
Pourtant, des lueurs d’espoir existent :
- L’écosystème européen de l’IA (Mistral, Aleph Alpha) montre qu’une alternative aux GAFAM est possible
- Le Chips Act européen commence à porter ses fruits dans la sécurisation des supply chains
- Les entreprises adoptent progressivement une mentalité “scale-up européenne” plutôt que nationale
Le défi reste entier : passer d’une Europe qui régule à une Europe qui produit, d’une Europe marché à une Europe puissance. L’alternative est connue : soit l’Union devient enfin un acteur technologique majeur, soit elle se condamne à gérer le déclin de son modèle dans un monde où les règles sont écrites par d’autres.